Laurent Trilling
C’est Pierre Robert, participant comme nous( Alain Colmerauer et moi-même) à une Ecole d’été à Villard de Lans en 1967, qui nous a proposé d’enseigner au Département tout nouvellement crée. Le Québec, ça me plaisait , d’autant plus que les Québécoises étaient supposées être des « sirènes» (je l’avais lu dans un livre écrit par une Française jalouse qui racontait son expérience d’émigrée). Comme de bien entendu, je fus envoûté et le suis toujours.

Mon arrivé a eu lieu le 7 décembre 1967 il me semble. Je me souviens avoir lu dans l’avion un éditorial de Claude Ryan dans Le Devoir intitulé «Le Québec doit avoir un statut distinct ». Je crus le sujet neuf . En fait, il avait à la fois un bel avenir et un passé très chargé .

Mon premier enseignement fut un cours d’initiation à la programmation aux premières années scientifiques. FORTRAN obligatoire, bien sur : c’était dur pour des Algolistes convaincus comme nous (on avait fait peur au Centre de Calcul en important un compilateur Algol 60 sur CDC). A ce propos, je cite souvent la question de bon sens d’un étudiant de ce cours devant l’affectation FORTRAN: « n’êtes-vous donc pas stupide de poser X = X + 1 ? C’est évidemment insatisfaisable ». A l’occasion du jury, j’ai reçu une leçon très judéo-chrétienne de la part du président devant mes notes plutôt basses : « de deux choses l’une, ou vous avez donné un sujet d’examen sans rapport avec le cours ou vous avez donné un mauvais cours ». Implicitement donc, « pour cette fois ça va, mais qu’on vous y reprenne plus ! ». Plus tard ce cours a été étendu à toutes les premières années de l’Université . Ca m’a donné le goût de l’enseignement « à haut débit » : il fallait synchroniser 20 moniteurs !

Sous la houlette de Pierre Robert, nous avons créé très tôt le baccalauréat. Le programme a été bâti avec une rapidité qui m’inquiétait. Le bon Pierre a vite compris ma réaction « vieilles pierres » (quand on bâtit c’est pour l’éternité). « Allons, allons » , m’a-t-il dit, » de la pragmatique, on verra bien et on changera si ça ne va pas ». Ca m’a beaucoup servi car j’ai du en monter souvent ultérieurement, en particulier à Rennes avec Jean-Pierre Verjus. Peut-être reste-t-il quand même quelque chose de ce programme.

On ne peut oublier Jacques St. Pierre : nœud papillon et fleur à la boutonnière, quelle fière allure. Je conserve son expression, très travaux publics, qualifiant l’étudiant travailleur-qui-ne-réussit-néanmoins-pas-très-bien : « que voulez-vous, il me semble qu’il a une petite pelle ». Les réunions de Département qu’il présidait étaient toujours très conviviales et d’expression très libre. Il me revient un cas où il était question que nous fassions de la politique : réclamer auprès d’une nième « Commission d’enquête» des écoles anglophones pour les enfants des prof. des autres provinces émigrés au Québec. Après que les tenants de cette position se soient exprimés, un éminent collègue britannique a lâché avec son flegme ordinaire : « Moi qui suis un vrai étranger, je suis venu pour parler le français et pas autre chose». Le débat a été clos.

Les souvenirs festifs restent aussi très présents, surtout les compétitions prof/étudiants de baton-balai à 11h. du soir et les parties de balle molle. Notre cadeau de départ, un magnifique équipement de balle molle (je l’ai toujours), nous fut offert avec du coke arrosé de « fort » tiré du fond d’une armoire. L’Université était très stricte à cette époque, et même pudibonde. Je me souviens que mon épouse (future) et moi nous sommes faits réprimander pour des transports apparemment trop fougueux sur un banc de l’esplanade de l’Université. Mais quel beau printemps c’était, celui de 1969….